Danseuse et actrice, elle aura été une sorte de féministe orientale, et n’a jamais accepté de faire comme toutes ses consœurs. A la différence de Samia Gamal, danseuse instinctive et ingénue qui avait besoin d’espace pour exprimer sa chorégraphie, Taheya Carioca reste dans la mémoire populaire comme la danseuse «du geste minimum».
Rivale de Samia Gamal, Abla Ali Mohamed Karim est née en 1915 à Ismaïlia. A 12 ans, elle arrive au Caire et entre comme danseuse dans la troupe du Casino, le cabaret dirigé par la productrice Badia Massabni. Malicieuse, elle a la réputation d’apprendre à une vitesse inouïe. Dans le cosmopolitisme cairote de l’époque où l’on parle français pour faire distingué, elle s’exprime dans cette langue presque sans accent et excelle dans la danse brésilienne. C’est ainsi qu’elle devient Taheya «Carioca». Chez Badia Massabni, la concurrence est rude, spécialement avec Samia Gamal. Lorsque cette dernière choisit la démarche des stars de la chanson égyptienne (Mohamed Abdelwahab et Farid El Atrache) qui orientaient leur musique vers un romantisme occidentalisé, Taheya Carioca opte pour la voie de la performance et de l’inattendu.
«Elle savait capter le regard et ne plus le lâcher, l’art de la quintessence et du geste juste. Taheya pouvait danser dans un mouchoir de poche»
raconte Jean-Marie Bonnafous, des Films Régent, distributeur en France des longs métrages où a joué Taheya Carioca. Comme toutes les danseuses orientales et les vedettes de la chanson du Caire, Taheya Carioca entre en 1935 dans le cinéma par la porte de la comédie musicale. Du Docteur Farhat de Togo Mizrahi à Dans l’ombre de Kamal Selim elle tient les seconds rôles; de scène de mariages en scène de cabarets, elle impose son style dansant intériorisé qui fait lever de sa chaise d’admiration le populaire en guellabia fraîchement arrivé de sa campagne. Bientôt promue sex symbol, Taheya Carioca fait école; elle aura plus tard pour successeur Zoheir Zaki.
Vers 1940, elle passe aux premiers rôles, d’abord avec Hussein Fawzi, qui lui offre l’occasion de sortir de ses rôles obligés de danseuse dans deux films: J’aime les erreurs et J’aime le populaire. Mais c’est grâce au réalisateur Wali Eddine Sameh qu’elle accède à la célébrité en 1946, dans la Femme et le pantin, à la faveur d’un face-à-face avec le mauvais garçon chéri du cinéma égyptien, Naguib al-Rihani.
Cannes, 1956. Eternelle danseuse pour le monde arabe, Taheya Carioca est découverte en 1956 par le public de Cannes comme une personnalité à la fougue rare pour le cinéma de son pays. Le réalisateur néoréaliste Salah Abou Seif venait d’offrir à Taheya Carioca le film la Sangsue. La danseuse y jouait une matrone veuve dans un quartier populaire du Caire. Logeant un étudiant candide (joué par Chukri Serhan), la loueuse s’entiche vite du beau paysan et ne domine bientôt plus ses désirs. Le film devait entrer dans les annales du cinéma arabe via une fameuse scène où, lèvres presque collées à celles de l’ondulante logeuse, l’étudiant qui entend l’appel à la prière hésite à enlacer sa gardienne.
En 1958, Taheya retrouve sa vieille collègue et protégée des années 40, la lumineuse Samia Gamal dans habibi al askar : une rencontre au sommet pour les deux plus prestigieuses danseuses du cinéma oriental qui ne vaut que pour les scènes de danse des deux étoiles.
En 1960, elle fournit une excellente prestation dans les rivages de l’amour , joli mélo romantique avec le célèbre chanteur Farid el Attache. Elle y incarne avec talent et beaucoup d’émotion une vieille danseuse de cabaret dont la fille ignore l’identité. Avec de telles qualités de comédienne, l’actrice n’aura aucun mal à poursuivre sa carrière loin des comédies musicales quand elle abandonne la danse en 1963. Dans les années 70, Taheya Carioca va poursuivre sa carrière tant au cinéma que sur scène, dirigeant une troupe permanente qui porte son nom ainsi qu’ une salle de théâtre. Très impliquée dans les syndicats du cinéma égyptien, la comédienne n’avait pas sa langue dans sa poche et sa virulence était proverbiale.
En 1985, l’actrice tient un rôle de sage femme dans adieu Bonaparte de Chahine qu’elle présentera au festival de Cannes.
Toujours très impliquée politiquement, elle s’est rendue à Athènes en 1988 avec quelques intellectuels égyptiens , à l’initiative de l’organisation de la libération de la Palestine qui planifiait d’affréter un navire le Al-Awda, pour rapatrier des palestiniens dans leurs foyers et terres d’origine occupées par Israël.
A la fin des années 80 , Tahia Carioca s’est retirée définitivement de la vie artistique, se consacrant entièrement à l’éducation de sa fille adoptive, sans toutefois jamais renier sa carrière de danseuse étoile.